Voyage dans un monde sans ondes
Forcés de s’exiler loin des antennes téléphoniques ou de blinder leurs maisons contre la 3G, les électrohypersensibles vivent isolés tout en étant parmi nous. La faute à une intolérance aux ondes qui leur pourrit la vie à coups de brûlures et migraines, ainsi qu’à une non-reconnaissance de la pathologie pour le moins ambiguë de la part des pouvoirs publics. Des routes montagneuses du sud-est de la France jusqu’à une forêt de la banlieue parisienne, en passant par la Suisse, Usbek & Rica est allé partager les bribes d’un quotidien où le Wi-Fi est l’ennemi.
“Comment contacter un électrohypersensible ?”, me suis-je demandé naïvement. À une ère médiatique ultra-connectée où des interviews se calent sur Twitter, comment entrer en contact avec ceux qui sont forcés de fuir la technologie ? J’ai d'abord rédigé… des lettres manuscrites, afin de fixer des rendez-vous. Une réponse est arrivée dans ma boîte aux lettres : “Fixez une date et une heure. Une fois arrivé devant cette église, prenez le petit chemin sur la gauche. Pour notre rendez-vous, j’ai besoin de vous voir sans parfum, tabac ou téléphone portable”.
Ce fût mon premier contact. Mais mon a priori sur la question, construit par les images de femmes vivant dans des grottes que j’avais aperçu dans les médias, a rapidement été balayé d’un coup de Wi-Fi. Premier pas à franchir : tous les électrohypersensibles (EHS) ne sont pas touchés au même degré. Il en existe qui ne peuvent pas supporter la 3G tandis que d’autres sont davantage fragilisés par la présence de câbles électriques. Souvent, la maladie s'est révélée sur le tard, et la plupart ont internet (en filaire !) avec une adresse e-mail, qu’ils consultent régulièrement ou demandent à un proche de consulter, certains ont des téléphones portables… Par contre, j’ai rapidement compris qu’il faudrait prendre la route pour les voir, et prendre des précautions : batterie de téléphone rangée dans la boîte à gants, radio éteinte, pas de GPS. Pour les plus malades, même la lampe torche que j’utilisais pour éclairer mes notes, le soir, était gênante.
"La dernière fois, un journaliste s'est bien moqué de nous"
Je commence mon périple dans le village de Luriecq (Loire). Fin août, un rassemblement y est organisé sur les hauteurs, dans la ferme de Colas Diallo, lui-même EHS, où l’antenne la plus proche se trouve à 2 kilomètres et où les voisins ont fait l’effort de couper la Wi-Fi. Le contexte est idéal : un grand terrain proche d’une rivière, quelques poules et une exposition faible en ondes, avec une belle vue sur la vallée. En outre, des panneaux ont été installés un peu partout pour interdire l'utilisation du téléphone portable. Colas, comme plusieurs personnes présentes, fait partie de l’association “Une Terre pour les EHS”, reconnue dans le milieu car à l’origine d’un projet de zone blanche, sans ondes, qui pourrait faciliter la vie de nombre d’entre eux. Au moment de les contacter pour évoquer la possibilité de me joindre à eux, les premiers contacts sont naturellement méfiants : récemment, un journaliste d'un magazine de consommation a publié un papier où “il s’est bien moqué de nous”, m’explique-t-on.
Car la sphère médiatique, comme la médicale et politique, a une position ambiguë sur le sujet de l’électrohypersensibilité. Si la question est de plus en plus traitée dans les médias, avec un traitement que les EHS eux-mêmes jugent correct, elle continue de faire débat. Notamment en raison de l'indifférence de l’État comme de l’Académie de médecine, qui ne reconnaissent toujours pas officiellement un lien de causalité entre les ondes électromagnétiques et l’électrohypersensibilité. Le flou qui entoure la maladie n’est pas éclairci par une bataille de rapports qui oppose des instances affirmant qu’elle est avant tout psychologique, d'un côté, et des chercheurs expliquant que les symptômes sont réels, de l'autre. L’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) indique par exemple que les liens entre ondes et électrohypersensibilité ne sont pas “avérés” mais conseille toutefois de prendre des précautions quant à l’utilisation prolongée du téléphone portable…
"Les lobbies des opérateurs téléphoniques réagissent très violemment"
En février, un premier texte juridique défendu par la députée écolo Laurence Abeille est tout de même venu encadrer la maladie, ou du moins, évoquer son existence. Elle raconte : “Ce qui est compliqué, c’est qu’il n’y a pas de consensus au niveau général, comme toujours en ce qui concerne la santé environnementale. Une étude va dire que la pollution affecte les gens et immédiatement une autre étude va dire “mais pas du tout !”. Il y a également les lobbies des opérateurs téléphoniques qui réagissent très violemment à chaque fois”. Très présents dans les couloirs de l’Assemblée pendant les discussions autour du projet de loi, les opérateurs téléphoniques auraient en effet beaucoup à perdre si la 4G était officiellement déclarée comme nocive. Du coup, il est très compliqué pour un EHS d'être reconnu comme handicapé, même s'ils sont nombreux à ne pas être en capacité de travailler. Toutefois, cette galère a peut-être connu un tournant majeur fin août. Après une bataille judiciaire, une femme a finalement vu son électrosensibilité reconnue comme handicap par le tribunal du contentieux de l’incapacité de Toulouse. Une première en France.
C'est à Luriecq que j'apprends la nouvelle, chaleureusement accueillie par les personnes présentes, souvent engagées dans des conflits similaires avec la MDPH (Maison départementale du handicap) de leur département. C'est le cas pour Colas, qui en est à sa troisième demande refusée. Ancien artiste plasticien, il a ressenti les premiers symptômes de la maladie en 2003. “J’avais l’oreille qui chauffait à chaque fois que j’utilisais mon portable. Puis c’est allé en grandissant : rapidement, je ne pouvais plus téléphoner. Je ressentais la Wi-Fi partout, le clavier de l’ordinateur me brûlait, j’avais des violents maux de tête en utilisant mon appareil photo”, décrit-il. Colas revient donc vivre dans sa ferme près de Luriecq, refait toute son installation électrique et convainc ses voisins d’arrêter d’utiliser la Wi-Fi. Les traits tirés par le temps passé devant son ordinateur à organiser la semaine, c'est lui qui m'accueille à l'événement. Si avant mon arrivée, je craignais un accueil frisquet, j'ai au contraire le droit à une petite cérémonie où l'on me donne un badge “Je suis EHS”, et comme tous les autres participants, je suis convié au prochain groupe de parole.
Mise à la terre et voile anti-ondes
Le soir, un sujet de débat a fait une entrée fracassante dans l’atmosphère paisible que cherchent à construire les EHS : une randonnée de 80 quads va passer à proximité du lieu où ils sont réunis. Avec tout ce que cela engendre de conflictuel : téléphones portables, bruit, pollution… Au vu de la tournure des discussions, je comprends rapidement à quel point un événement anodin pour moi peut se transformer en cauchemars pour eux. Camille, par exemple, jeune femme d'une vingtaine d'années, indique qu'elle préfère partir si la rando est maintenue. EHS depuis l’adolescence, forcée de vivre dans une maison sans électricité, c’est sans doute la personne la plus atteinte du groupe. Le soir, elle a ainsi demandé à ceux qui avaient des clés de voiture à bip de les ranger. Les miennes sont désormais cachées sous les roues de ma voiture.
Le reste de la semaine se déroule plus normalement : lors d’ateliers, on partage les trucs et astuces pour éviter d'être trop exposé : exercices de respiration, mettre les pieds dans l'eau, porter un voile anti-ondes, faire ses courses le jeudi matin - moment de la semaine où personne ne traîne dans les supermarchés. La technique la plus efficace ? La "mise à la terre". Le sol étant neutre en électricité, le simple fait de marcher pieds nus peut aider à se "décharger" en électricité. Les paroles du matin illustrent aussi l'importance prise par certains mots : à chaque fois que quelqu'un affirme que la maladie lui "pourrit la vie", le groupe lui répond "non, elle t'enlève la vie".
La suite, c’est un cours de technique donné par Bernard, ancien ingénieur en physique. Il nous explique tout ce qui peut, dans le quotidien, affecter les EHS : les hyperfréquences (Wi-Fi, 4G, tout ce qui est sans fil), la basse fréquence (l'électricité) et les champs électrostatiques (antennes téléphoniques). Quand je demande ce qu'on ressent concrètement à l'arrivée d'une onde, on me pince le bras. "Imagine des centaines de pincements comme celui-ci, mais dans la tête", me dit Colas. Pour illustrer son propos, Bernard ira jusqu'à passer mon appareil photo dans un capteur à ondes en cuivre. "Attention les oreilles !" prévient-il pendant que le bip bip de la machine s'accélère.
“J’aimerais bien accueillir les gens avec une autre phrase que ‘t’as pensé à éteindre ton téléphone portable ?’ “
Le lendemain, je reprends la route pour aller rencontrer Philippe Tribaudeau, le président d'Une Terre pour les EHS. Très atteint, il vit dans une caravane au sud de la Drôme. Pour le trouver, j'ai reçu une carte IGN avec un petit point rouge indiquant sa position, ainsi que des instructions pour la route et, de nouveau, les précautions à prendre en terme de téléphone et de produits chimiques. Effectivement, ce n'était pas de trop : il est bien caché dans la forêt, et le hameau le plus proche - à 20 minutes - est presque vide. Je le retrouve assis sur une chaise de camping, au bord d'une rivière, un livre à la main.
Notre premier échange porte sur ma voiture ("est-ce une voiture de location ? Les nouvelles ont des puces"). Mais il se détend rapidement : "Tu sais, j'aimerais bien accueillir les gens avec une autre phrase que 't'as pensé à éteindre ton téléphone portable ?'". Je comprends très vite pourquoi Philippe est le président de l'asso. Ancien prof de techno, il est devenu technocritique "à posteriori", et il a un réel talent pour la punchline. Cela fait quatre mois qu'il vit dans ce coin-là, et c'est la quatrième fois, depuis qu'il est EHS, qu'il se retrouve sans domicile fixe. "Mais je préfère le terme de 'réfugié environnemental' à celui de SDF. Je n'ai pas choisi d'être Indiana Jones", sourit-il. Ravitaillé une fois par semaine par une amie, il n'est "sorti" que cinq fois en quatre mois. "C'est de plus en plus compliqué de trouver un lieu de vie avec une exposition faible. Depuis sept ans, ma sensibilité a augmenté par paliers, et je brûle tout le temps, ou presque. Je ne peux plus vivre avec des voisins", raconte-t-il.
Ici, il tente de recharger les batteries avant de retrouver un lieu de vie stable. "L'EHS, si tu veux, c'est comme dans un jeu vidéo. Tu gagnes des vies quand tu es dans un lieu protégé. Plus t'as gagné de vies, plus tu pourras passer de temps dans un endroit exposé". Or, avec les nouvelles technologies, les lieux protégés (ou "propres", comme le dit Philippe) se font rares… C'est pourquoi son association se bat depuis plusieurs années pour créer une zone blanche, à Durbon. Un projet soutenu par Michèle Rivasi, députée européenne, et qui consisterait à créer un espace sans ondes en enlevant les deux-trois antennes téléphoniques du secteur. Mais en raison des réticences gouvernementales, il a du mal à aboutir.
Parmi les EHS, tous ne sont pas forcément à l'aise avec l'idée de zone blanche, qui s'apparente pour certains à un ghetto où ils ne vivraient qu'entre eux. Mais pour Philippe, forcé d'habiter seul au bout du monde, ce ne serait qu'une première étape vers la reconnaissance de la maladie. "Ce vers quoi on veut aller, c'est un partage du territoire. Si certains veulent se griller à la Wi-Fi, aucun problème. Mais laissons l'opportunité à ceux qui ne le veulent pas, ou qui en souffrent, d'avoir des lieux où ils peuvent y échapper !", explique-t-il. Avant de me demander : "Quand tu connectes ton ordinateur chez toi, combien de réseaux Wi-Fi apparaissent ? Une vingtaine ? Tu t'imagines aller voir tous tes voisins pour leur demander de les couper ?". Silence.
"Tu peux dire qu'on est des hippies… protégés par la police !"
Mis à part les zones blanches, d'autres alternatives à la vie connectée existent. Parmi elles, un refuge pour EHS, qui a ouvert il y a quelques mois, en Suisse. Cette fois-ci, pas de petites routes de campagne ou de carte IGN, mais un immeuble jaune qui ressemble à un HLM, à 10 minutes du centre-ville de Zurich. Quinze appartements occupés par des EHS atteints à des niveaux différents. Je suis accueilli par Christian Schifferle, jovial moustachu avec qui je suis en liaison par e-mail depuis quelques semaines. Christian a la particularité d'être autant sensible aux produits chimiques qu'aux ondes, et m'a expressément demandé de ne pas porter de parfum et de faire attention à la lessive que j'utilisais pour mes vêtements. Forcé de choisir le vêtement le moins soumis à la machine à laver que je possède, je réalise pour la première fois une interview en… jogging.
Ce qui est compliqué pour les personnes qui combinent l'intolérance aux ondes et aux produits chimiques, c'est que cela rend impossible toute installation à la campagne à cause des pesticides. C'est pourquoi Christian a tout fait pour mener le projet de refuge dans une zone urbaine. Il a d'abord fallu convaincre la ville de Zurich , qu'il a tanné pendant 15 ans. Le projet vaut son pesant de cacahouètes (6 millions d'euros) mais la ville a finalement joué le jeu. Le résultat, c'est un immeuble presque entièrement construit en matières biologiques, sur une petite colline un peu en hauteur, où les voisins ont accepté de réduire leur connectivité. À l'intérieur, portables (éteints) et shampoings sont laissés à l'entrée. Il faut dire que Christian n'en est pas à son premier combat : chimicosensible et EHS dès l'âge de 15 ans, il a passé une bonne partie de sa vie dans une caravane, au beau milieu des montagnes suisses.
"Je savais que j'avais une maladie, mais qu'elle n'avait pas de nom", dit-il. Il me confie qu'il a souvent pensé au suicide, notamment quand on le qualifiait "d'hystérique" alors que lui voulait juste avoir "une vie normale". Aujourd'hui, il a (presque) réussi : il a un ordinateur, un profil Facebook et même un Samsung Galaxy, en mode avion la plupart du temps. "Je l'utilise pour prendre des photos, et je peux supporter de téléphoner une ou deux minutes avec". Si la vie en communauté s'organise ici en parfaite harmonie ("une petite île où on peut se relaxer"), Christian m'explique aussi qu'il faut que d'autres projets germent un peu partout. Son rêve ? Ouvrir un refuge sur la côte d'azur. "Vous allez créer des petites communautés un peu partout !", lui dis-je. "Oui, un peu comme les hippies", sourit-il. "Sauf que nous, on est protégés par la police, et on ne fume pas grand chose !".
Il rit, mais reprend vite un ton plus grave : "Malheureusement, je pense que de plus en plus de gens vont devenir EHS. Notre maladie va devenir l'indicateur de l'état de notre société".
"On ne demande pas des conclusions tout de suite, simplement d'accepter les suspicions"
Ma dernière étape, c'est la forêt de Rambouillet, fin août. Un dernier rassemblement d'EHS, le plus gros, sans doute. L'association PRIARTEM, plus ancienne structure à traiter de la maladie, a donné rendez-vous à une petite centaine d'électrohypersensibles, venus pour la plupart de l'Île-de-France. De nombreux médias sont là pour couvrir l'événement, et la réunion tourne autour de la reconnaissance de la maladie par les pouvoirs publics. Moi qui souhaitais m'éloigner d'un débat scientifique que je ne maîtrise pas, je me retrouve en plein dedans. Janine Le Calvez, présidente de l'association (et non-EHS) insiste toute la journée sur l'existence de rapports allant dans le sens des EHS : "L'électrohypersensibilité, c'est une maladie émergente. Même si l'expertise officielle demande encore des preuves, à partir du moment où il y a un doute, c'est le principe de précaution qui doit s'appliquer ! Or, ce n'est pas le cas. On ne demande pas des conclusions tout de suite, simplement d'accepter les suspicions".
Pour l'association, ce cas de figure est similaire à ce qui s'est passé avec le réchauffement climatique, il y a une vingtaine d'années, quand certains remettaient en question de son existence. Les termes se rapprochent, et notamment l'expression "électrosceptique" utilisée pour désigner les plus dubitatifs. À Rambouillet, la plupart des EHS arrivent encore à avoir une vie relativement classique, malgré leur intolérance. Ici, plutôt qu'une zone blanche, on souhaite une réduction de l'exposition en ville, et on échange les contacts des quelques médecins qui veulent bien voir l'électrohypersensibilité comme autre chose qu'une simple maladie psychiatrique.
"Faites-nous faire des tests à l'aveugle !", s'écrie une femme. "Vous allez vous rendre compte ! Si vous allumez la Wi-fi, je le sens automatiquement, si vous allumez votre téléphone, je le sens aussi !". Manuel, ancien informaticien, dresse ce qui serait pour lui le scénario idéal : "Mettre des ingénieurs autour d'une table, pour qu’ils trouvent des solutions nous permettant de continuer à être connectés sans subir l'exposition. Moins d'antennes, des immeubles adaptés, avec des règlementations". Lui n'est pas complètement favorable à l'idée de créer des zones blanches : "Ça nous maintient dans l'image de gens qui vivent dans la forêt, entourés d'aluminium, qu'ont longtemps propagé les médias".
Une fois revenu dans ma voiture après cette ultime journée, je réalise en souriant que je fais moi-même beaucoup plus attention qu'avant à la présence des antennes téléphoniques sur l'autoroute. Sur la route du retour, ma radio fredonne une coïncidence en guise de clin d'oeil : sur les ondes, j'ai le droit à une musique du groupe marseillais Aline dont le titre n'est autre que… La vie électrique.
Lucas Roxo
Magazine Usbek et Rica- septembre-octobre-novembre 2015